Alors que le luxe mondial décline, le Moyen-Orient surprend. Mais pour combien de temps ?
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En 2024, le marché mondial du luxe a connu sa première contraction depuis plusieurs années, reculant de 2 %. Pourtant, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont affiché une croissance robuste de 6 %, atteignant 12,8 milliards de dollars, selon le rapport GCC Personal Luxury 2024: Unstoppable publié par le Chalhoub Group. Ce contraste saisissant avec l’atonie globale confère à la région une aura d’exception, voire d’anomalie stratégique.
Mais derrière l’euphorie des chiffres se dessine une réalité plus nuancée. Cette dynamique repose-t-elle sur des bases solides ? Est-elle le reflet d’une transformation en profondeur du paysage du luxe, ou simplement le résultat d’un contexte géopolitique et économique favorable, mais transitoire ? Autant de questions qui appellent à une lecture plus fine.
Croissance croisée : Émirats arabes unis vs Arabie saoudite
Deux pays concentrent l’essentiel de cette performance régionale : les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
Les Émirats, avec Dubaï en fer de lance, maintiennent leur rôle de hub régional du commerce de luxe. Une population cosmopolite, une infrastructure commerciale sophistiquée, et un flux touristique soutenu, notamment en provenance de Russie, d’Inde et de Chine, contribuent à faire du pays un pilier du retail haut de gamme. En 2024, le Dubai Mall a accueilli plus de 111 millions de visiteurs, confirmant son statut de vitrine mondiale.
Mais c’est l’Arabie saoudite qui suscite désormais le plus d’attention. Bien que ne représentant encore que 18 % des ventes de luxe du CCG, le royaume a enregistré une croissance à deux chiffres en 2024, surpassant ses voisins. Cette envolée repose sur des leviers puissants, comme la Vision 2030, ambitieuse feuille de route gouvernementale, injecte des milliards dans le tourisme, la culture et les infrastructures. À cela s’ajoutent une population jeune, avide de mode et connectée, ainsi qu’une volonté affirmée de soutenir la création locale.
Chez Chalhoub, 70 % de la main-d’œuvre saoudienne est aujourd’hui féminine, tandis que le Fashion Lab accompagne les designers émergents via l’initiative 100 Saudi Brands. Toutefois, des signaux d’alerte émergent. La croissance est en grande partie adossée à des dépenses publiques alimentées par les revenus pétroliers, ce qui expose le modèle à des fluctuations exogènes, notamment les prix du baril ou l’instabilité géopolitique.
Beauté : le segment qui tire toute la catégorie
Dans cette dynamique régionale, c’est la beauté qui joue les premiers rôles. En 2024, le segment a progressé de 12 %, porté par une explosion de 17 % dans les soins de la peau. Les marques asiatiques, coréennes en tête, enregistrent une croissance annuelle de 26 % depuis 2022, distançant largement les marques occidentales. L’influence de la génération Z, hyperconnectée et prescriptrice via TikTok, YouTube ou Instagram, amplifie ce phénomène et pousse les marques à adopter des stratégies hyper-localisées centrées sur les influenceurs.
Si la mode reste un pilier – Louis Vuitton, Chanel et Hermès concentrent à eux seuls plus de la moitié du marché régional – c’est bien la beauté qui redessine les logiques d’entrée sur le marché. Ses prix plus accessibles, ses marges élevées et la fréquence des achats en font une porte d’entrée idéale pour séduire de nouveaux consommateurs. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas limité au Golfe. À l’échelle mondiale, la beauté a généré plus de 650 milliards de dollars en 2023 et devrait franchir les 677 milliards d’ici fin 2025. L’innovation produit, la personnalisation, ainsi que la croissance des marchés émergents nourrissent cette dynamique. Le Golfe s’inscrit donc dans une tendance globale, tout en lui imprimant une teinte locale bien distincte.
Pourquoi le Golfe croît-il alors que d’autres régions fléchissent ?
Plusieurs facteurs expliquent la performance singulière du Moyen-Orient. Le premier réside dans le basculement des flux touristiques. Les voyageurs russes, chinois et indiens évitent désormais l’Europe, en raison des tensions géopolitiques et de l’évolution des prix, préférant des destinations perçues comme plus accessibles, comme Dubaï ou Riyad.
Par ailleurs, les habitudes d’achat ont changé. Alors qu’auparavant deux tiers des dépenses de luxe des résidents du Golfe étaient réalisées à l’étranger, aujourd’hui, cette même proportion est dépensée localement. Ce rapatriement de la consommation bénéficie directement aux enseignes et aux marques présentes sur place.
L’offre retail suit cette dynamique. D’ici 2027, huit nouveaux centres commerciaux de luxe verront le jour aux Émirats et en Arabie saoudite. Les marques affinent leur segmentation en adaptant leurs collections selon la clientèle – résidents ou touristes –, tout en renforçant leur ancrage culturel via des campagnes ciblées et des événements locaux.
Sur le plan digital, le commerce en ligne, encore peu développé (13 % contre 20 % au niveau mondial), progresse à grande vitesse. Chalhoub investit dans des outils d’intelligence artificielle, des centres de micro-fulfilment, et propose déjà une livraison en deux heures dans les grandes métropoles comme Dubaï ou Riyad.
Enfin, des initiatives comme le Fashion Lab et le soutien aux marques saoudiennes incarnent une volonté de passer d’une logique de distribution à une logique de co-création. Ce changement de paradigme donne au luxe une dimension plus authentique, plus enracinée culturellement.
Mais la trajectoire est-elle soutenable ?
Derrière cette expansion rapide se dessinent aussi plusieurs fragilités. La dépendance au pétrole et au tourisme reste forte. Un choc sur les marchés pétroliers ou une crise géopolitique prolongée pourraient ralentir, voire interrompre, cet élan. Par ailleurs, l’effervescence immobilière et l’ouverture accélérée de centres commerciaux laissent planer un risque de saturation, notamment dans les villes secondaires.
Le développement numérique, bien qu’encourageant, souffre encore de faiblesses structurelles : systèmes de paiement fragmentés, logistique inégale, ou encore disparités entre les marchés. Si l’ambition est là, l’exécution reste un défi.
Objectif 2027 : 15 milliards… à condition de ne pas s’essouffler
Chalhoub estime que le marché du luxe au Moyen-Orient atteindra 15 milliards de dollars d’ici 2027. Ce bond reposerait sur la poursuite de l’essor des segments beauté, bien-être et mode, mais aussi sur l’expansion au-delà du Golfe. Le groupe vise notamment l’Amérique latine et les États-Unis à travers sa marque Saint-Honoré.
Mais pour que cette ambition se réalise, il faudra conjuguer diversification géographique, excellence opérationnelle, efficacité numérique et résilience face aux chocs. Comme le rappelle Michael Chalhoub, « Nous devons nous perturber nous-mêmes avant d’être perturbés ».
Car aujourd’hui, le luxe dans le Golfe n’est plus simplement affaire de richesse pétrolière ou d’achats ostentatoires. Il s’agit d’un luxe repensé, plus culturel, plus rapide, plus fluide. Et peut-être est-ce là, dans cette capacité à se transformer sans cesse, que réside sa véritable valeur.