Onze ans après le Rana Plaza, où en est l'industrie de la mode en termes de transparence ?
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Il y a onze ans jour pour jour, le 24 avril 2013, l'immeuble Rana Plaza à Savar, au Bangladesh, s'effondrait, tuant plus de 1 100 ouvriers travaillant dans l'industrie de l'habillement et blessant plus de 2 500 personnes, dont un grand nombre de cas graves. Tous ces décès et ces blessures auraient pu être évités si les cinq usines de confection installées dans l'immeuble avaient été évacuées à temps, tout comme les autres entreprises présentes dans l'immeuble, parmi lesquelles une banque et des magasins.
En voyant les fissures sur la façade du bâtiment et les autres entreprises évacuées, on peut se demander ce qui a poussé ces travailleurs à retourner dans un bâtiment qui n'était manifestement pas en bon état. La réponse est simple : la peur et le désespoir. La peur de ne plus avoir d'emploi s'ils refusent de retourner dans le bâtiment et le désespoir de conserver cet emploi, indispensable pour survivre, pour couvrir les besoins élémentaires tels que la nourriture et le loyer avant tout, ainsi que l'éducation et les médicaments des enfants, s'il reste de l'argent.
FashionUnited a voulu savoir si la situation avait changé depuis et ce qu'il reste à faire pour que ce genre de drame ne se reproduise plus jamais. Nous nous sommes entretenus avec Liv Simpliciano, responsable de la politique et de la recherche, et Lauren Rees, assistante en communication numérique, toutes deux à Fashion Revolution. L'organisation à but non lucratif a été fondée en 2014 en réponse à l'effondrement du Rana Plaza et est devenue le plus grand mouvement d'activisme de la mode au monde, qui mobilise des citoyens, des marques et des décideurs politiques par le biais de la recherche, de l'éducation et du militantisme, dans le but de créer « une industrie mondiale de la mode qui préserve et restaure l'environnement et valorise les personnes plutôt que la croissance et le profit ».
La transparence est un domaine important à aborder. Il y a dix ans, lors de la création de Fashion Revolution, elle n'était pas vraiment considérée comme un impératif par les marques et les détaillants. La plupart d'entre eux s'opposaient même à la révélation de l'identité de leurs fournisseurs, car ils ne voulaient pas perdre leur avantage concurrentiel, en particulier parmi les marques de luxe.
Diriez-vous que depuis cet incident, l'industrie a évolué de manière significative ?
Oui et non. Au cours des dix dernières années, la transparence dans les chaînes d'approvisionnement de la mode est devenue une préoccupation majeure, et nous avons vu certaines des plus grandes marques du monde faire des progrès encourageants depuis le lancement de l'Indice de transparence de la mode (FTI, « Fashion Transparency Index ») en 2017. Cependant, si l'on regarde la situation dans son ensemble, il y a encore trop de marques qui ne déclarent rien, année après année, et les progrès globaux de l'industrie sont incroyablement lents, avec un score collectif de seulement 26 pour cent.
Quelles sont les avancées majeures en matière de transparence observées ces dernières années ?
Dans notre rapport FTI 2023, l'engagement des 250 marques que nous avons analysées était de 61 %, ce qui témoigne d'un énorme changement depuis le lancement de l'indice en 2017. Au cours de cette période, nous avons vu 86 % des grandes marques de mode qui ont été analysées augmenter continuellement leur niveau de transparence avec une moyenne de 15 pour cent, certaines de ces marques augmentant leur transparence jusqu'à 54 %. Il était également inimaginable que les marques de luxe divulguent un jour leurs fournisseurs de niveau 1 lorsque nous avons lancé ce rapport pour la première fois en 2017, mais en 2023, les cinq plus grandes progressions étaient toutes des marques de luxe, Gucci obtenant un score global de 80 %.
Quelles sont les limites de l'industrie en termes de transparence ?
La transparence est devenue une pratique généralisée, mais le secteur reste réticent à l'idée de progresser sur les questions les plus importantes, telles que les salaires décents, la surproduction et la neutralité carbone. Bien que les marques promettent une rémunération équitable aux travailleurs qui fabriquent leurs vêtements, elles sont réticentes à l'idée de montrer des preuves de leurs progrès au cours de la dernière décennie. Les salaires décents sont la question la plus importante pour les personnes qui fabriquent nos vêtements et pourtant, 99 % des marques figurant dans l'indice ne divulguent pas le nombre de travailleurs de leur chaîne d'approvisionnement rémunérés au salaire décent.
Pendant ce temps, les marques issues de tous les segments du marché continuent à produire d'énormes volumes de vêtements chaque année et à promouvoir une culture de la surconsommation qui va à l'encontre de la durabilité et de la lutte contre le changement climatique. Seules 12 % des marques que nous avons examinées ont dévoilé leurs volumes de production annuels, ce qui témoigne d'un manque flagrant de transparence sur les informations qu'une marque crédible est censée fournir.
Dans un contexte dominé par la crise climatique, il est alarmant de constater qu'à peine plus d'un tiers des plus grandes marques mondiales communiquent sur leurs objectifs de neutralité en carbone à court terme, mesurables et limités dans le temps, vérifiés par la Science-based Targets Initiative, et que seulement 9 % des marques communiquent sur leurs investissements annuels en matière de neutralité carbone. L'absence d'informations sur ces questions essentielles est préoccupante et nous amène à nous demander si les marques en tiennent réellement compte.
Selon vous, les marques et les détaillants sont-ils désormais conscients de l'importance de la transparence ?
Avec la législation à venir, la transparence ne sera bientôt plus une option, mais une obligation. Les marques devraient s'engager dans le processus dès maintenant afin de garantir qu'elles sont prêtes à faire face à la réglementation à laquelle le secteur est confronté.
En réalité, si plus de la moitié (52 %) des 250 marques que nous examinons publient leur liste de fournisseurs de premier rang, cela signifie également que près de la moitié de l'industrie ne le fait toujours pas. La publication de la liste des fournisseurs est le point de départ de la transparence.
Certaines marques que nous avons examinées dans le rapport de manière continue depuis 2017 obtiennent toujours un score de 0 %. Ce sont les marques qui, nous l'espérons, seront touchées par la législation, car il est clair que la transparence volontaire ne les intéresse pas. Alors que la crise climatique s'aggrave, un manque de transparence à ce stade indique une volonté de maintenir le statu quo. Le manque de transparence empêche toute action collective et tout progrès sur les questions clés des droits de l'homme et de l'environnement. Toute marque soucieuse de réparer et de prévenir les préjudices doit placer la transparence au cœur de sa stratégie.
Les marques réalisent-elles que la transparence a également un intérêt économique ?
La transparence et la traçabilité sont les exigences de base de la grande majorité des textes de loi à venir, tant dans l'UE qu'aux États-Unis ; les marques qui n'adhèrent pas à ces exigences seront soumises à des sanctions économiques. D'un point de vue commercial, il est sage de commencer à se préparer à la législation à venir. S'assurer que vous faites le travail nécessaire pour tracer et mesurer l'impact social et environnemental de votre chaîne d'approvisionnement est une étape vitale pour se préparer à l'évolution du cadre réglementaire qui a et continuera d'avoir un impact sur les entreprises de la mode au cours de la prochaine décennie.
Cependant, l'environnement, les communautés et les personnes qui fabriquent nos vêtements paient depuis longtemps le prix d'un manque de contrôle rigoureux. La transparence et la traçabilité ne devraient pas être adoptées uniquement pour leurs avantages financiers, mais au nom de la responsabilité. Les coûts de la procédure de contrôle préalable devraient être absorbés par les marques, qui sont dans une position d'immense pouvoir. Il est important que ces stratégies soient suffisamment fortes pour atteindre les acteurs les plus vulnérables de la chaîne d'approvisionnement. Dans l'ensemble, il est bien moins coûteux de remédier aux risques avant qu'ils ne débouchent sur une tragédie que de payer d'énormes coûts et amendes rétrospectifs. Les marques sont responsables de la prévention des tragédies et doivent être tenues pour responsables lorsqu'elles échouent.
Pensez-vous que la pandémie a renforcé les efforts en termes de transparence ?
Avant la pandémie, la durabilité et la transparence étaient considérées comme des avantages. Une fois la pandémie survenue, les premières équipes à être licenciées ou supprimées ont été les équipes chargées du développement durable dans les marques de mode. La pandémie a eu un impact considérable sur le commerce de détail. Le secteur a massivement reculé sur les questions de droits de l'homme et d'environnement et a fait preuve d'un comportement déplorable, par exemple en annulant des commandes à grande échelle et en spoliant les travailleurs de leurs salaires.
Au Royaume-Uni, par exemple, nous avons assisté à une pause dans les déclarations des marques sur l'esclavage moderne, le gouvernement ayant fait une concession sur la publication de ces informations, malheureusement à un moment où le risque d'esclavage moderne était extrêmement élevé. Nous avons constaté une baisse de la communication des marques que nous évaluons dans l'indice de transparence de la mode, ce qui souligne une fois de plus la nécessité d'une législation contraignante, car lorsqu'elles ont la possibilité de communiquer volontairement, certaines marques peuvent choisir de ne pas divulguer l'information en l'absence de pressions légales.
Nous avons également constaté un retard dans la mise à jour des listes de fournisseurs des marques. Le secteur a connu une réelle interruption en ce qui concerne la transparence. Toutefois, après la pandémie, il y a eu une volonté de « reconstruire en mieux ». Lorsque l'économie a commencé à se redresser après la pandémie, la durabilité a été plus présente dans l'esprit des citoyens. Aujourd'hui, les entreprises qui n'intègrent pas la transparence ne peuvent pas survivre à long terme.
Dans un monde idéal, à quoi devrait ressembler la transparence dans les chaînes d'approvisionnement de l'industrie du textile et de l'habillement ?
N'importe qui, n'importe où, devrait pouvoir savoir qui, où et dans quelles conditions ses vêtements ont été fabriqués, en partant de l'étape finale jusqu'à l'endroit où les matières premières ont été cultivées. C'est la transparence du travailleur de l'entrepôt/de la logistique, de l'ouvrier de la confection, du technicien de la filature et de l'agriculteur. Une transparence qui va au-delà du simple fait de savoir qui a fabriqué les vêtements, mais aussi combien ils ont été payés. Une visibilité totale du début à la fin. À la base, la transparence est une question d'honnêteté et d'ouverture à la critique.
Si nous pensons aux étiquettes de vêtements, la transparence idéale est la suivante :
- Coût de la main-d'œuvre par article et temps nécessaire pour fabriquer l'article (par exemple, le temps en minutes/heures pour fabriquer l'article, conformément aux normes de l'unité CMT);
- Composition des tissus, source et certifications ;
- Transparence sur les produits chimiques dangereux présents dans le vêtement et sur les produits chimiques utilisés tout au long du processus de fabrication, ainsi que sur les effets nocifs potentiels de chaque produit chimique utilisé.
Le principal message à retenir, c'est que dans l'industrie de la mode, la transparence n'est pas une simple exigence superficielle. L'industrie a besoin de données exploitables pour permettre aux citoyens, à la société civile et aux parties prenantes concernées de demander des comptes.
Nous devons aller au-delà des listes d'usines, qui peuvent être considérées comme une clé permettant de déverrouiller d'autres informations. La publication d’informations ne peut s'arrêter aux listes, nous avons besoin de visibilité sur les volumes de production annuels, les conditions de travail, les salaires, les données de base sur la gestion de l'environnement.
Il est important que ces informations soient communiquées conformément au standard Open Data pour le secteur de l'habillement, c'est-à-dire dans un format Excel ou csv pour permettre une lecture pratique. Aujourd'hui encore, certaines marques ne divulguent pas leurs listes de fournisseurs et celles qui le font le font toujours au format PDF, ce qui est contraire à la norme vers laquelle nous voulons conduire l'industrie.
Nous aspirons à une plus grande transparence sur ce que les marques font en termes de transition équitable, de promotion des énergies renouvelables, de progrès et de financement de la neutralité carbone. Comment soutiennent-elles les fournisseurs pour qu'ils passent à l'énergie propre ? Comment soutiennent-elles la réduction et l'adaptation à la crise climatique ?
Nous demandons beaucoup, mais nous pensons que les informations que nous recherchons sont indispensables pour rendre justice aux personnes qui fabriquent nos vêtements ainsi qu'à l'environnement. En fin de compte, c'est la planète qui est sur la table des négociations. Il n'y a pas de mode durable sans rémunération équitable et, finalement, on réalise aussi qu’il ne peut pas y avoir une industrie de la mode sur une planète décimée.
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Cet article a initialement été publié sur http://FashionUnited.uk. Il a été traduit et édité en français par Sharon Camara.