Les acteurs du changement dans la mode (partie 3) : Saqib Sohail, chargé des projets d'entreprise responsables chez Artistic Milliners

De nombreuses initiatives en matière de durabilité existent, mais qui, dans l’industrie de la mode, mène cette transition ? Fashionunited s'intéresse aux « changemakers », des consultants, experts en durabilité et activistes de la mode dont nous avons beaucoup à apprendre.

Dans ce troisième volet, FashionUnited s'entretient avec Saqib Sohail, qui dirige les projets d'entreprise responsable chez Artistic Milliners, un fabricant de denim verticalement intégré basé à Karachi (Pakistan) et qui produit du denim haut de gamme pour des marques comme Jack & Jones, Gap, Lee et G-Star. L'entreprise est réputée pour son engagement en faveur de la durabilité et de l'innovation tout au long de la chaîne d'approvisionnement du coton. Ses initiatives vont de l'action climatique et de la production responsable au développement de la main-d'œuvre et aux programmes sociaux axés sur l'inclusion, la diversité et la formation.

Façonner le changement - Épisode 3 : Saqib Sohail d'Artistic Milliners sur la véritable collaboration au sein de la chaîne d'approvisionnement

Pourriez-vous vous présenter brièvement et nous faire part de vos projets les plus importants réalisés ?

Je m'appelle Saqib Sohail, je dirige l'équipe « Entreprise responsable » chez Artistic Milliners. J'ai une formation en sciences et gestion textiles. J'ai passé plus de 15 ans entre l'enseignement universitaire et le secteur de la mode, trouvant maintenant de vraies solutions pratiques pour la durabilité dans ce dernier domaine.

Chez Artistic Milliners, nous n'adoptons pas une approche pas à pas. Nous travaillons simultanément sur tous les niveaux de la chaîne d'approvisionnement : des exploitations cotonnières (Tier 5) aux égreneurs, en passant par les fournisseurs de produits chimiques et de teintures. Nous nous attaquons donc aux impacts sur la terre, l'eau et l'air.

Du côté terrestre, nous ne nous contentons pas de préserver les eaux souterraines dans nos installations par le biais d'initiatives comme la conservation de l'eau et la collecte des eaux de pluie. Nous nous efforçons de faire en sorte que les déchets mis en décharge soient réduits autant que possible, tant dans nos usines que dans nos produits une fois qu'ils atteignent les pays consommateurs. Et même s'ils le font, nous visons à les concevoir de manière à permettre une absorption par l'environnement. Bien sûr, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, mais nous explorons activement des fibres plus respectueuses de l'environnement. Notre engagement ne s'arrête pas au niveau de l'usine : nous remontons également aux exploitations agricoles pour pousser ces changements plus loin.

Au niveau des exploitations, nous avons par exemple lancé la Milliner Cotton Initiative en 2020 pour lutter contre la contamination du coton, accroître la responsabilité et la traçabilité, et nous soutenons maintenant directement plus de 5 000 agriculteurs. Nous avons introduit des outils d'agriculture intelligente comme la pulvérisation par drone, les capteurs de sol et l'imagerie satellite pour réduire les coûts des intrants et l'utilisation de produits chimiques. Et l'une de nos dernières initiatives est AM Regen, par le biais de la norme RegenAgri, un programme d'agriculture régénératrice, axé sur la santé des sols, la biodiversité et le bien-être animal et social. Il est passé rapidement de 92 agriculteurs au départ en 2023 à 1 000 agriculteurs, couvrant 4 047 hectares, aujourd'hui.

Où en est l'industrie de la mode en matière de durabilité ? Et quelles sont vos perspectives à ce sujet ?

Les gens sont plus conscients que jamais des problèmes environnementaux et du rôle de l'industrie de la mode dans la pollution. C'est l'aspect encourageant. Le défi, cependant, est que le plus grand obstacle à un réel progrès reste le coût. Prenons des initiatives comme l'utilisation du coton biologique par Artistic Milliners et leurs certifications « Alliance for Water Stewardship » : à elles seules, elles peuvent coûter jusqu'à 250 000 dollars par an, uniquement pour la certification et les intrants. Cela ajoute environ 15 à 20 centimes par produit. Et c'est là que les choses stagnent souvent, car la plupart des consommateurs ne sont tout simplement pas prêts à payer plus pour assainir l'industrie.

Sur un autre front, dans le marché de la mode actuel, très concurrentiel, certaines entreprises font de fausses déclarations sur l'utilisation de matières biologiques et les vendent à des prix moins chers (car le prix reste un levier d'achat principal, ndlr). Cela sape le travail des entreprises véritablement engagées dans la durabilité.

De plus, les problèmes de la chaîne d'approvisionnement de la mode sont profondément enracinés et coûteux à résoudre, ce qui peut parfois être décourageant, surtout avec les pressions externes supplémentaires qui découlent des événements géopolitiques en cours.

Malgré tout, je choisis de rester optimiste. Mon verre est toujours à moitié plein. Il le faut. Donc, il faut reconnaître les problèmes, mais rester résilient face à eux. Une perspective pleine d'espoir nous permet d'aller de l'avant et de conduire le changement.

Quel réflexion ou message voudriez-vous transmettre à nos lecteurs en matière de durabilité ?

Dans l'industrie de la mode, la durabilité est souvent perçue sous l'angle de la décarbonation, comme le passage aux énergies renouvelables, l'amélioration de l'efficacité des usines ou le recyclage. Et bien que ce soit important, ce n'est qu'une partie de l'histoire. Trop souvent, des questions cruciales comme l'utilisation de l'eau et l'approvisionnement en matières premières durables sont négligées. Il en va de même pour les personnes et les processus qui se trouvent au tout début de la chaîne d'approvisionnement : les agriculteurs, les égreneurs et les travailleurs de la logistique.

Chez Artistic Milliners, nous demandons aux marques de nous impliquer tôt dans la prise de décision et nous exhortons les législateurs à ne pas créer de nouvelles réglementations sans consulter l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement. Ce même principe d'inclusion doit s'appliquer à tous, en particulier aux acteurs en amont. Leurs voix comptent.

Le véritable changement commence par une véritable co-création. Trop souvent, les plans de durabilité sont élaborés au sommet et transmis, mais ce qui fonctionne pour une marque peut ne pas fonctionner pour une exploitation agricole, et vice versa. C'est pourquoi il est si important de définir les problèmes ensemble d'abord, avant de passer aux idées. Les solutions sont plus solides lorsqu'elles sont construites ensemble. Ceux qui sont confrontés aux défis de première main ont souvent les idées les plus efficaces et les plus ancrées dans la réalité.

Les entreprises de mode doivent réaliser que chaque décision en matière de durabilité – ou son absence – a des conséquences bien au-delà de leurs propres activités.

Pour faire avancer les choses : que conseillez-vous ?

Pour faire avancer les choses, il est utile de collaborer avec des organisations et des universités innovantes. Elles apportent des idées et des technologies nouvelles qui soutiennent la réduction de la consommation d'énergie, d'eau et de matières premières. Souvent, de petites améliorations dans des domaines comme la récupération de la chaleur ou la réduction des déchets sont négligées, mais elles peuvent pourtant conduire à des gains importants et mesurables. C'est un moyen pratique et évolutif d'accélérer les progrès en matière de durabilité.

Les critères ESG doivent également être une responsabilité partagée par l'ensemble de l'entreprise. Ils ne peuvent pas rester isolés. Les finances, le marketing, les produits et les opérations doivent tous faire partie du voyage. Cela signifie partager les données entre les services et s'assurer que les équipes chargées du développement durable comprennent l'entreprise, tout comme l'entreprise comprend le développement durable.

Un autre facteur clé est l'investissement dans le personnel. Le perfectionnement des équipes et l'alignement des objectifs ESG sur les rôles individuels aident les employés à comprendre leur contribution. Lorsque les gens voient leur propre impact, ils sont plus susceptibles de s'approprier le projet, plutôt que de se contenter de suivre les instructions.

Et les progrès ne doivent pas nécessairement être spectaculaires pour être efficaces. Comme le livre Atomic Habits nous le rappelle, apporter de petites améliorations constantes, même seulement 1 % de mieux chaque jour, peut avoir un impact bien plus important au fil du temps. En matière de durabilité également, ce sont les étapes régulières et répétées qui apportent un changement durable.

Sources :
- Une interview avec Saqib Sohail réalisée le 19 mai 2025.
- Des outils d'IA ont aidé à la transcription et à la rédaction.