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Le temps retrouvé de la mode : une réflexion sur notre rapport au « slow »

By Diane Vanderschelden

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Mode|ANALYSE
Conférence lors de la 1ere Slow Fashion Week de Marseille avec la journaliste Alice Pfeiffer. Credits: Adel MChindra

« Vive la slow fashion ! ». Ces mots de Christine Juste, Adjointe au Maire de Marseille, chargée de l'environnement et de la lutte contre les pollutions, ont donné le ton lors de la récente Slow Fashion Week. Une exclamation militante, teintée d'une interrogation sur l'absence de certains acteurs – clin d'œil à un retour de l'UNOP à Nice – et d'un rappel cinglant : les microplastiques, fléau écologique, émanent principalement de la fast fashion. Au-delà des enjeux environnementaux, ce discours soulignait une vérité plus profonde. Ce qui se joue là n'est pas qu'une question de « petits euros » économisés, mais bien l'intégrité d'un écosystème, la pérennité des règles de l'emploi.

Jean-Pierre Cochet, Président de l'Office du Tourisme de la Ville de Marseille, renforçait cette perspective en évoquant le tournant écologique de la cité phocéenne, déterminée à soutenir la Slow Fashion Week pour vingt, voire plus, prochaines éditions.

Un mouvement lancé par Marion Lopez, et soutenu par des figures emblématiques comme Agnès B, le collectif The Good Goods, et bien d'autres. Mais avant tout, un mouvement qui invite à une introspection sur la cadence de la mode et, plus largement, sur nos modes de consommation. Si la « slow fashion » s'érige contre la « fast fashion », quelle temporalité intégrons-nous réellement dans notre quotidien, nos décisions, notre attachement aux choses ?

D'où vient la vitesse, la course effrénée du vêtement ?

Pour saisir l'essence de la slow fashion, il faut remonter aux origines de notre rapport au vêtement. Naguère, chaque pièce était le fruit d'un savoir-faire artisanal, ancré dans un territoire, lié à la qualité de ses matières premières, conçue pour traverser le temps. La fin du XVIIIe siècle, avec la mécanisation du filage et du tissage au Royaume-Uni, a marqué une première rupture, comme le rappelle Laurence Donnay, Assistante de conservation-médiatrice culturelle Château Borély, musée des Arts décoratifs, de la Faïence et de la Mode de Marseille, lors d'un débat mené par la journaliste Alice Pfeiffer. Ce fut le point de départ d'une industrialisation de la mode, d'une production de masse, d'une standardisation et d'une classification des tailles. Pour Nadège Guillard, psychologue invitée à la conférence, c'est alors que s'est distendu le lien intime qui nous unissait à nos vêtements.

Puis vint la fast fashion, dans sa première incarnation « noble » avec des enseignes comme Gap, Zara, ou Topshop. C'était nouveau, frais, et irrésistible. Une effervescence créative, de nouveaux imprimés à profusion... Mais à quel prix ? Celui d'une détérioration inévitable de la qualité, de l'avènement du polyester. La question fondamentale émerge alors de savoir si cette vitesse vaut le coût. Que révèle-t-elle de notre société ? Une accélération générale de la consommation, de nos besoins au sens large, et, paradoxalement, un détachement croissant de l'attachement.

Où se situe le temps long dans cette frénésie ? Sommes-nous encore capables de le percevoir, de nous y connecter ?

Le temps long : quête de sens et de soi

Mélanie Gomis, styliste de la jeune Maison Gomis, ancrée à Marseille et Beyrouth, lauréate du fonds de dotation Maison Mode Méditerranée, nous éclaire sur cette quête de temps long en haute couture. Il réside dans la réflexion, celle de la coupe idéale, de la matière parfaite. Car au-delà de sa fonction première, le vêtement nous confère une posture, un rôle. Des études psychologiques menées sur des étudiants l'ont démontré. Vêtus d'une blouse de médecin, ils obtenaient de meilleures notes. Le vêtement nous impacte, nous assigne un rôle que nous nous donnons à travers nos choix.

Les « liens courts, peu qualitatifs » que dénonce Nadège Guillard, la psychologue, résonnent bien au-delà de la mode, nous invitant à une réflexion plus large sur notre rapport aux choses et aux autres. La mode, c'est l'émotion, c'est la mémoire. Pour y inscrire de la durabilité, il est impératif d'y instiller des histoires, de l'émotion. « C’est la robe de mes 16 ans », illustre la psychologue, évoquant cette étoffe qui nous replonge instantanément dans une époque, un sentiment, une symphonie de sensations et de souvenirs qui constituaient cet espace-temps révolu.

Nos désirs, mouvants et insaisissables, doivent être apprivoisés pour mieux appréhender notre consommation et faire un chemin vers soi. Les vêtements nous ancrent dans la temporalité. Une tâche de repas de famille, la non-fréquentation de la salle de sport depuis deux ans, ou le blazer qui nous renvoie aux années d'un précédent poste. Ces pièces sont des marqueurs de nos vies, de nos changements.

De la mode de l'avoir à la mode de l'être, notre révolution intérieure

Cette distinction entre la mode de l'être et la mode de l'avoir est fondamentale. Plus l'on progresse vers son moi profond, plus l'on tend vers une mode de l'être. La psychologue invite ici à une réflexion sur la consommation de l’ultra fast fashion à un niveau plus introspectif, rejoignant les interrogations de l'Institut Français de la Mode : « ce serait intéressant de voir ce qui fonctionne ». Au-delà des chiffres, quels mécanismes psychologiques stimulent réellement la fast fashion ? C'est dans cette mécanique insidieuse que réside son essence : une promesse de nouveauté éphémère, générant une déception, un court-termisme, et une frustration que seule la qualité pérenne peut véritablement consoler.

Cette vitesse, par les micro-habitudes qu'elle instille, nous distance de nous-mêmes, de notre essence, de ce qui nous nourrit véritablement. Une cadence qui ne saurait voiler la nécessité de retrouver une juste mesure ; le temps étant le seul élément capable de tisser un véritable attachement.

Ces changements d'habitudes sont inextricablement liés à la cartographie de nos pensées. C'est à la racine même de ce qui nous anime et nous guide que Virginie Testemale, fondatrice de La Smala (société dédiée à la mode enfant de seconde main), nous convie à une profonde introspection et à l'action. Tout émane de soi, êtres de pensées composées de cellules qui ne sont qu'émotion, énergie, voire pur instinct.

Le tri sélectif de nos pensées, la porte d'accès à la créativité

Pourquoi ne pas pousser cette réflexion encore plus loin ? Virginie Testemale nous invite à transposer notre conception du recyclage à notre monde intérieur, une écologie de la pensée. Parmi les 60 000 pensées quotidiennes qui nous envahissent, nous animent et nous guident, combien méritent d'être reléguées, voire jetées ? Combien sont réellement polluantes, obstruant notre espace mental et méritant d'être transmuées en émotions plus constructives ?

Le mental est souvent un pilote automatique, assujetti à l'attente – « cela va se passer comme ci, ou comme ça » – sans que la réalité matérielle ne suive le pas. Puis vient le jugement impitoyable : « je suis trop ceci, trop cela ». À quel point ces pensées s'éloignent-elles de notre vérité profonde ? La jonction entre notre mental et notre cœur, ce corps calleux, est entravée par cette pollution émotionnelle, qui non seulement bloque notre réflexion mais obstrue également ce lien essentiel à notre authenticité.

À l'inverse, si l'on se libère de cet amas de « détritus pensif », c'est une porte qui s'ouvre sur la créativité. Et cette créativité ne se limite pas aux domaines artistiques. Elle nous est utile, presque quotidiennement, pour résoudre des problèmes, pour innover dans nos vies. Il s'agit alors de cultiver l'inspiration, de se fier à notre propre « donnée » intérieure, à cette source intrinsèque d'intuition.

Cette Slow Fashion Week, pour La Smala, fut plus qu'un événement ; une invitation pressante à un retour à soi. Un nettoyage essentiel qui doit, pour être véritable, opérer en nous-mêmes en premier lieu.

« De penser à passer de l’éco-responsable à l’égo-responsable », conclut Virginie Testemale, créatrice et fondatrice de La Smala.

Résonances du temps long – le Forum des Rencontres Économiques d'Aix

Alors que la Slow Fashion Week nous invitait déjà à interroger notre relation au temps, ces réflexions ont trouvé un écho saisissant quelques jours plus tard, à quelques kilomètres à peine du Palais du Pharo, au sein du Parc Jourdan à Aix, lors des Rencontres Économiques. Hasard ? Ou révélation d'une impérieuse nécessité collective de nous repositionner ? L'intitulé même d'une session de clôture – « Redonner sa force au temps long » – n'y laissait aucune place à l'interrogation, mais portait au contraire une affirmation solennelle. Serait-ce l'aveu d'un impératif urgent à nous y atteler ?

« Un projet a besoin de temps pour s’épanouir », ainsi ouvrait le bal des réflexions Jean-Paul Julia, Directeur Général de la BRED Banque Populaire, soulignant que « l’intérêt du temps, c’est d’avoir des phases ». Mais qu'est-ce, au fond, que ce temps long ? « Nous, banquiers, nous avons du temps à offrir. On ne dépend pas du marché. La puissance du métier de banquier, c’est de gérer des temps différents », précisait-il. Le défi du dirigeant se résume alors à un arbitrage permanent, celui de savoir allouer son temps face aux enjeux fondamentaux.

Andrew Bailey, gouverneur de la Banque d'Angleterre, le confirmait : « On a des vents forts contre nous ». Il soulignait que le changement climatique, bien qu'inscrit dans le temps long, se heurte à un système qui pousse sans cesse aux actions court-termistes. Le patron de Total l'avait d'ailleurs bien illustré, se remémore Jean-Paul Julia, 2050 n'est pas une échéance réaliste pour qu'un groupe opère une transformation radicale. Il faudra plus de temps. Or, chaque entreprise, chaque État, est contraint par les rythmes des gouvernements, des mesures réglementaires, mais aussi par les attentes pressantes des actionnaires.

Face à ces contraintes, la croissance est souvent présentée comme l'unique voie de salut.

Entre court et long terme, la voie des alliances

Quel est donc l'impact de cet équilibre délicat entre long et court terme ? Jakob Von Weizsacker, Ministre des Finances et des Sciences de Sarre en Allemagne, proposait une recommandation politique pour favoriser une vision à long terme : la planification, et la nécessité de miser sur les alliances stratégiques pour équilibrer ces deux temporalités.

Si l'on transpose cette réflexion au niveau sectoriel et des entreprises, comment cela pourrait-il se traduire dans la matière ? Là où la délocalisation est souvent perçue comme la solution à chaque augmentation des coûts nationaux, Ilham Kadri, patronne de Syensqo (ex-filiale de Solvay), rappelait dans une session précédente qu'ouvrir une nouvelle unité de production exige un délai de cinq ans, minimum. Dès lors, l'urgence des alliances stratégiques prend tout son sens : rationalisation logistique en partageant des conteneurs entre marques, mutualisation technologique pour optimiser la gestion des stocks, des transports, des processus administratifs, etc. Autant de démarches collaboratives capables de réintroduire le temps long là où il est véritablement attendu, dans la stratégie, la créativité et l'innovation de fond.

La psychologie du temps, un impératif dirigeant ?

Le temps, omniprésent lors des Rencontres Économiques d'Aix et de la Slow Fashion Week de Marseille, s'affirme-t-il comme la nouvelle monnaie de nos économies et de nos existences ? Au-delà des discours convenus, la convergence des psychologues et des dirigeants sur la même scène n'est pas fortuite. N'est-elle pas plutôt le signe tangible d'une prise de conscience collective, celle d'une impérieuse nécessité de revenir à l'essentiel ? A la maîtrise de nos propres rythmes, le tamisage de nos pensées, et la redéfinition de notre relation à la durée ?

Les pistes esquissées par les intervenants, si diverses qu'elles puissent paraître, convergent et s'entrelacent, invitant les entreprises à une profonde métamorphose.

D'abord, il s'agit de (re)conquérir le temps long dans la stratégie. Cela implique de privilégier une planification stratégique, audacieuse et des alliances transversales fructueuses, plutôt que de céder aux ajustements court-termistes. L'exemple de Syensqo est éloquent. L'investissement dans de nouvelles infrastructures de production exige une vision à minima de cinq ans, radicalement incompatible avec une logique trimestrielle. La solution réside alors dans la capacité des entreprises à nouer des partenariats inter-entreprises pour mutualiser les ressources, qu'il s'agisse de la logistique ou de la technologie, et optimiser leurs chaînes de valeur. C'est ainsi que l'on parvient à réintroduire cette précieuse temporalité là où elle est la plus critique.

Ensuite, l'égo-responsabilité doit devenir un levier de transformation. La slow fashion ne se résume pas à une production vertueuse et noble, elle est avant tout une invitation à une introspection individuelle. Comme le souligne Virginie Testemale, cette capacité à « recycler nos pensées », à opérer un « tri sélectif » dans notre flot mental, constitue le premier pas vers une consommation plus consciente et une créativité décuplée. Un dirigeant dont le mental n'est plus « piloté par l'attente » ou le « jugement impitoyable » est-il plus serein, plus agile, et mieux à même de prendre des décisions éclairées sur le temps long ? La question mérite d'être posée.

Enfin, il est impératif de rétablir le lien humain et émotionnel. Qu'il s'agisse de la conception des produits – à l'instar de « la robe » chargée d'histoire – ou de la gestion des équipes, la qualité et l'émotion s'imposent comme les seuls remparts contre la déception et la frustration engendrées par le court-termisme. Les entreprises sont appelées à recréer des « liens qualitatifs » avec leurs consommateurs et leurs collaborateurs, faisant du vêtement, ou de tout autre bien de consommation, un marqueur de vie, porteur de sens et de mémoire, plutôt qu'un simple objet jetable.

En somme, redonner sa force au temps long, ce n'est donc plus seulement un enjeu économique ou écologique ; c'est une révolution intime, un ajustement de notre cadence intérieure pour mieux habiter le monde et mieux bâtir l'avenir.

Le leadership de demain ne pourra plus se contenter d'orchestrer la seule urgence du court terme. Il lui faudra intégrer, avec finesse et courage, la résilience du temps long. Cette intégration ne résidera très probablement pas dans une opposition presque stérile du « slow » à l'« ultra-fast », ni de l'« accélérationnisme » à la décroissance, les extrêmes étant rarement viables ou désirables.

La solution se dessinera plutôt dans la capacité à replacer le temps long au cœur de l'espace stratégique, pour affronter avec discernement les vents contraires qui nous assaillent à toute allure. Cela impliquera de se reconnecter fondamentalement au sens, à la stratégie, et à la substance même de son activité. En accordant une place centrale à la psychologie des acteurs – des consommateurs aux dirigeants – pour comprendre ce qui les pousse et les retient, les leaders pourront forger des stratégies non plus déconnectées, mais profondément ancrées dans la réalité humaine.

C'est précisément à cette intersection fertile de la psychologie et de l'économie que se dessine la véritable « transition de vérité ». Une transition où l'entreprise, le citoyen et la société convergent pour réapprendre la patience créatrice, pour faire du temps non plus une contrainte, mais un allié stratégique, le véritable artisan d'un développement authentique et durable.

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